«Jouer à Bercy, c’est une jolie revanche» : Jérémy Ferrari, le roi de l’humour noir, dans la cour des grands

13/04/2022
Le comique de 37 ans, actuellement à l’affiche des Folies-Bergère avant des Zénith à l’automne, terminera la tournée de son spectacle «Anesthésie générale» en mars 2024 à l’Accor Arena. Une salle géante où seulement une poignée d’humoristes se sont produits. Portrait d’un artiste sans concession au parcours semé d’embuches.

C’est un club ultra-fermé, une confrérie confidentielle. Les humoristes capables de remplir des Bercy se comptent sur les doigts d’une main. Après Bigard ou Foresti, le prochain heureux élu porte le nom d’un bolide mais aura pris son temps. « Faire Bercy, c’est l’aboutissement de douze ans de carrière », nous confie Jérémy Ferrari, 37 ans, qui va annoncer la bonne nouvelle à ses fans ce mercredi soir sur la scène des Folies-Bergère (Paris, IXe). Les 9 et 10 mars 2024, c’est dans l’enceinte XXL de l’Accor Arena (Paris, XIIe), qu’il fêtera la fin de la tournée d’« Anesthésie générale ».

Un show électrochoc de près de trois heures, énergisant et implacable, dans lequel le nouveau roi de l’humour noir dézingue les absurdités du système de santé tout en se mettant à nu comme jamais. Lancé début 2020 juste avant la pandémie — c’est ce qui s’appelle avoir le nez pour flairer les thèmes d’actualité —, le spectacle a déjà été joué 109 fois. Et s’est soldé par autant de standing ovation.

Des débuts difficiles

À quoi ça tient une carrière ? On rembobine douze ans en arrière. Automne 2010. Jérémy Ferrari, 25 ans, s’apprête à jeter l’éponge. Il a du plomb dans l’aile le petit prodige du rire qui, adolescent, attirait 400 personnes, chez lui, au Théâtre de Charleville-Mézières (Ardennes), avec ses premiers sketchs. Rastignac de la vanne, admis aux prestigieux cours Florent à 17 ans seulement, l’Ardennais, un brin écorché vif, pensait conquérir Paris.

Mais le constat est cinglant : de petits boulots en grandes déceptions, le jeune humoriste, ceinture noire de judo, a un genou à terre. « À cette époque, je suis endetté, mes parents ont perdu leur commerce et ne peuvent plus m’aider, je me fais à manger avec un réchaud, j’ai mis un sac-poubelle sur ma fenêtre cassée, je dors avec des pulls, je joue mon spectacle à Paris devant cinq ou dix personnes, je n’ai pas de diplômes… énumère-t-il. Là, je me dis que je suis en train de rater ma vie. »

Un ami lui propose un job dans une discothèque à Cancún. Le billet pour le Mexique est quasi composté quand il joue sa dernière carte : tenter le nouveau jeu télévisé de Laurent Ruquier, « On n’demande qu’à en rire », dans lequel de jeunes humoristes doivent créer des sketchs chaque soir devant un jury de personnalités hétéroclites. « Chantal Goya qui met des notes : si c’est ça la bouée que Dieu m’envoie, je fais quand même bien de pas croire en lui », s’amuse-t-il aujourd’hui.

« Si une personne pouvait me sortir de l’eau, c’était Laurent Ruquier »

Il s’y rend « ultra-détendu », certain à 100 % de se faire éliminer avec son humour grinçant, pas très cathodique. « En même temps, dans un coin de ma tête, je me disais que si une personne pouvait me sortir de l’eau, c’était Laurent Ruquier, glisse-t-il. On le regardait à la télé avec ma mère, il y avait quelque chose de familial avec lui. » Premier passage. Ferrari choisit un thème corrosif à souhait : « Privé de crémation pour cause d’obésité ». Surprise, c’est un carton.

Avec 77 participations à l’émission, il s’installe dans le salon des Français. « On avait un réel besoin, à la télé comme à la scène, de ce genre d’humour, analyse Laurent Ruquier. Son succès est rassurant : il prouve qu’on a tort d’être frileux, que le public est suffisamment intelligent pour comprendre le deuxième ou troisième degré. »

Dès 2013, il écume les Zénith avec Arnaud Tsamere et Baptiste Lecaplain, ses potes avec qui il a le projet de remonter un jour sur scène. Son clash télévisé avec Manuel Valls, notamment contre la loi de déchéance de nationalité, et plus récemment ses coups de gueule pendant la crise sanitaire, assoient son statut d’humoriste qui met les pieds dans le plat.

Ses spectacles décollent, les salles grossissent. Rassuré ? « Je n’ai jamais considéré que j’étais arrivé après tout ça. Aujourd’hui encore, je suis convaincu que la semaine prochaine, on va m’éliminer du jeu, confesse-t-il. Cette peur que ça s’arrête ne m’a jamais quitté. »

Force de travail et stratégie

Le remède ? Le boulot. Encore et toujours. Obsessionnellement. Ses proches, ses collègues, même ses ennemis : tous reconnaissent chez celui qui a quitté l’école avec fracas dès la 2de une capacité de travail hors du commun. Sur Internet, il met en ligne la documentation nécessaire à l’élaboration de ses spectacles aux thèmes explosifs (hier les religions, aujourd’hui la santé, demain sûrement l’écologie) : des dizaines de milliers de pages qu’il synthétise, digère et restitue avec un art grinçant de transformer la colère en rire.

« Ce perfectionnisme, il était évident dès le départ, observe Laurent Ruquier. Là où il m’a étonné, c’est en devenant producteur, chef de troupe, avec un tel esprit d’entreprise. » Car en parallèle à la scène, Shiva de l’humour, Ferrari se diversifie. Il produit désormais des artistes comme Laura Laune, Guillaume Bats, le Cas Pucine… « Il a tout : les qualités d’un producteur intègre et honnête, la sensibilité d’un artiste intelligent, la vision à long terme et la bienveillance d’un ami », synthétise Arnaud Tsamere, nouveau venu dans l’écurie, à qui Jérémy Ferrari a remis le pied à l’étrier.

Capable de coécrire trois ou quatre spectacles en même temps, ce fan de stratégie, qui séchait les cours pour jouer aux échecs, orchestre aussi chaque année « les Duos impossibles », show télévisé aux sketchs 100 % inédits. Il publie à petit prix des livres, des DVD et même des jeux de société. Vient de reprendre la gestion d’une salle de spectacle à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)… La liste semble interminable.

« Le Covid a tout déréglé, je n’étais pas censé tout vivre en même temps. Mais je suis dans la pleine force de l’âge, j’ai le vent dans le dos, une équipe incroyablement impliquée… Ce n’est pas le moment de lever le pied », nous livre-t-il un samedi de février à Charleville-Mézières, à quelques heures de jouer dans sa ville natale devant 1 800 personnes.

« Parler est le meilleur médicament »

Pour optimiser son temps, en tournée, il a loué un van tout confort dans lequel il suit des réunions, écrit des sketchs. Prochaine étape : le cinéma. Dans son sillage, depuis des mois, une caméra le suit discrètement. Celle de Saïd Belktibia, réalisateur du collectif Kourtrajmé — celui de Ladj Ly, primé à Cannes et aux Césars — qui prépare sur le comique un documentaire et développe avec lui deux fictions pour le grand écran, un film de genre et une comédie où Ferrari tiendra son premier premier rôle.

Son rare temps libre ? Des arts martiaux. À haute dose et à haut niveau, sous la houlette d’un ancien champion du monde de ju-jitsu. « J’en fais tous les jours, j’en ai besoin. » Cette frénésie permanente peut effrayer. Elle le rassure, le stabilise. « En fait, il a plus de responsabilités et de pression, mais il est aussi plus cool », constate Baptiste Lecaplain.

« C’est un équilibre dans l’excès, résume Jérémy Ferrari. La seule manière pour moi d’être bien. Ce rythme, c’est un mélange de passion et de maladie, la compensation de l’arrêt de toutes ces drogues. » Sur scène, il parle sans fard de ses anciennes dépendances à l’alcool, aux médicaments. Des troubles obsessionnels et autres maladies invisibles qui ont longtemps empoisonné son existence jusqu’à le conduire, un soir de sa précédente tournée, sur la balustrade d’un hôtel, les pieds dans le vide, prêt à sauter. Tour de force : avec « Anesthésie générale », il libère la parole et le rire en même temps.

« Quand on m’a fait la liste des maladies psychiatriques, c’était le plus beau jour de ma vie, note-t-il. D’un coup, je me suis senti compris. Parler est le meilleur médicament. Grâce au spectacle, je reçois des dizaines de messages par semaine de gens qui sont ensuite allés voir un psy, ont engagé une cure de désintox… Cette partie-là du show fait beaucoup de bien à plein de monde. »

Forcément, monter sur la scène de l’Accor Arena avec un one-man-show aussi intense sur le plan personnel revêt une symbolique particulière. « Bercy ? C’est tout en même temps. Une vengeance sur mes addictions : j’ai arrêté de boire, j’en parle et c’est ce spectacle qui m’ouvre les portes des plus grandes salles. Une sur le Covid qui a failli tuer la tournée. Et une jolie revanche sur ceux qui me disaient que mon humour était trop clivant. J’ai toujours eu l’impression de toujours devoir pédaler 40 km pour en avancer deux. La presse s’est intéressée tard à moi, c’est le public qui m’a amené là. J’avais envie de lui offrir une grande fête. »

« Anesthésie générale », aux Folies-Bergère (Paris, IXe) jusqu’au 24 avril. Tournée des Zénith à partir d’octobre 2022. Accor Arena les 9 et 10 mars 2024. Billetterie ouverte jeudi 14 avril au matin.

Par Grégory Plouviez pour Le Parisien