« J’ai été vendeur, déménageur, groom, chauffeur, hôte d’accueil, prof de ju-jitsu, agent de sécurité… »

27/06/2023

Propos recueillis par Séverin Graveleau pour 《Le Monde》


« J’avais 20 ans » : « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. L’artiste revient sur son rapport à l’école, ses débuts sur scène et son regard acerbe sur le monde.


Il nous reçoit dans son bureau chic du 17e arrondissement de Paris, où ses amis et collaborateurs l’aident à faire tourner les diverses entreprises qu’il a créées depuis 2013 pour maîtriser toute la chaîne de production de ses spectacles (événementiel, production, sons et lumières, billetterie, etc.). Lorsqu’on lui demande de se présenter, Jérémy Ferrari, 38 ans, hésite un peu : « On va dire que je suis d’abord humoriste, comédien et producteur. » On pourrait donc ajouter businessman, metteur en scène, auteur et même acteur.

Il entamera en septembre les dernières dates de son troisième one-man-show, Anesthésie générale, en faisant le pari de remplir l’Accor Arena de Bercy en mars 2024 et de dépasser ainsi les 300 000 spectateurs lors de la tournée. Dans ce spectacle fleuve (plus de trois heures !) à l’humour noir et clivant, il s’attaque à la question de la santé et des dérives d’un système abîmé par les logiques de rentabilité. Il y parle aussi de ses troubles psychiques personnels, et de ses addictions passées. Comme il l’avait fait pour la guerre et la religion, les thèmes de ses précédents spectacles, il a étudié en profondeur ce sujet de société bouillant avant d’en parler, et met à disposition sur scène et sur Internet toute la bibliographie utilisée. Une forme de pied de nez à l’ancien « mauvais élève » de Charleville-Mézières qu’il était…

Dans quel milieu avez-vous grandi ?

J’ai grandi comme fils unique dans un milieu assez modeste. Mes parents tenaient un petit commerce d’alimentation dans un quartier populaire de Charleville-Mezières. On habitait à côté jusqu’à ce que, à l’adolescence, ils aient assez d’argent pour acheter une petite maison avec un jardin dans un lotissement. On ne roulait pas sur l’or, et ce n’était pas toujours facile dans cet environnement très populaire d’être quand même vu par les autres jeunes comme « le fils du commerçant ». C’est entre autres pour cela que mes parents ont rapidement décidé de m’inscrire dans la petite école privée de centre-ville, pour que je sorte du quartier, que je vois d’autres gens, d’autres choses…

Quel genre d’élève étiez-vous ?

J’étais un enfant très actif, mais aussi assez timide, souvent dans mon coin. Pas le genre de gars qui faisait rire les copains, comme certains humoristes le racontent parfois. D’autant moins en classe où je n’étais pas à l’aise car mauvais élève. Je n’étais pas bête, mais je ne comprenais pas pourquoi on ne m’expliquait jamais les raisons d’apprendre par cœur telle ou telle chose. Comme d’autres élèves en échec scolaire, je ne comprenais pas ce que je faisais là huit heures par jour. Il n’y a qu’en français que je m’en sortais à peu près, parce qu’on pouvait créer, montrer ce qu’on avait à l’intérieur de nous, parfois donner son avis et réfléchir… Cette incompréhension sur les buts de l’école nourrissait chez moi une défiance vis-à-vis d’elle, et de l’autorité.

C’est ce qui vous amène à quitter le système scolaire en 2de…

Le point de non-retour est arrivé au début du lycée un jour où, justement lors d’un cours de français, on nous a demandé de débattre sur la peine de mort. Je trouvais cet espace de liberté cool et audacieux, de pouvoir ainsi défendre un avis et des arguments qui ne sont pas forcément les siens. Sauf que pour nous « aider », le prof nous a donné deux textes : l’un, très connu, de Victor Hugo qui argumente extrêmement bien contre la peine de mort, et l’autre d’un sombre abruti qui n’était absolument pas crédible, sans argument, mal écrit. J’étais évidemment contre la peine de mort, mais ça m’a mis en colère. Pour une fois que j’avais l’impression qu’on valorisait la pensée des jeunes, qu’on allait nous apprendre à réfléchir, et pas seulement nous « remplir » de connaissances, c’était fait de manière hypocrite : l’enseignant avait choisi deux textes de qualité très inégale pour arriver artificiellement à la conclusion « la peine de mort c’est mal » ! L’idée était encore une fois de dire aux élèves ce qu’ils devaient penser. Ce n’est certainement pas avec cette posture qu’on fait changer d’avis ceux qui sont « pour » ! A partir de là, je suis venu en classe chaque jour sans feuille ni stylo. Je suis devenu objecteur de conscience de l’éducation nationale. Peu de temps après, mes parents ont accepté que je quitte l’école pour me consacrer à ma passion : le théâtre.

Comment cette passion vous est-elle venue ?

A l’école primaire, des cours de théâtre pour les enfants étaient proposés. Mes parents m’ont inscrit et ont tout de suite vu que j’avais pour le coup des facilités dans cette matière-là.

J’ai donc pu continuer au collège. Je me souviens avoir surpris tout le monde le jour d’une représentation en remplaçant sur scène, au pied levé, un camarade qui était malade. J’avais appris par cœur son texte lors des répétitions… Ma mère m’a inscrit en parallèle à l’école du théâtre de Charleville-Mézières où je me suis épanoui et ai beaucoup appris, en dehors du collège donc. Quand j’abandonne le lycée à 16 ans, c’est le moment où je présente mon premier spectacle seul sur scène dans ce théâtre… Mais il faudra encore de longues années pour que j’en vive.
Vos débuts en tant qu’humoriste ont-ils été difficiles ?
A 17 ans, je suis parti en région parisienne pour intégrer le Cours Florent et j’ai rapidement commencé à jouer dans des petits théâtres parisiens. Mes spectacles marchaient plus ou moins mais les cachets ne me permettaient pas de vivre. Alors j’enchaînais les petits boulots à côté, comme des milliers d’autres jeunes adultes attendant que la réussite arrive. Le soir sur scène, la journée au taf. J’ai été vendeur, déménageur, groom, chauffeur, hôte d’accueil, prof de ju-jitsu, agent de sécurité, etc. Ayant vu mes parents se réveiller à 5 heures du matin toute leur vie, je n’avais pas l’impression de faire un truc épique. Reste que les galères d’argent, les difficultés à payer le loyer ou le chauffage, les fraudes dans le métro et les agios sur mon compte, ça a continué jusqu’à mes 25 ans, lorsque sont arrivés mes premiers succès sur scène et mes participations à des émissions de télévision. Si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue sans aucun doute.
Aviez-vous déjà dans votre jeunesse le regard critique sur la société qu’on retrouve aujourd’hui dans vos spectacles ?

A Charleville-Mézières, puis à Paris, j’ai croisé des infirmiers, des personnels soignants, des gens qui travaillaient à l’usine, des chauffeurs routiers, des chômeurs, des alcooliques, des drogués, des mères célibataires… Il y avait des gens courageux qui arrivaient à s’en sortir, et d’autres qui n’y arrivaient pas, abîmés par la vie et par un système, économique notamment, qui ne prend pas assez en compte les individualités, les faiblesses ou inégalités d’origine, et ne récompense pas toujours les plus belles valeurs humaines. Si je crois en l’acharnement et la discipline pour atteindre ses rêves, le concept de méritocratie me gêne car on ne part pas tous avec les mêmes cartes en main pour réussir.

 J’ai développé très tôt une colère contre les aberrations de la société en termes d’injustices, de santé, d’emplois, etc., mais aussi une curiosité pour essayer d’en comprendre les rouages et les dénoncer. C’est ce que j’essaie aujourd’hui de partager en traitant des sujets de société dans mes spectacles (la guerre, l’état de l’hôpital public, la misère sociale, la religion, etc.), mais toujours en les ayant travaillés à fond avant.
L’ancien mauvais élève prend donc plaisir aujourd’hui à « étudier » ces sujets d’actualité… Votre public, le plus jeune en particulier, vient-il aussi chercher cette « caution-là » ?

Il vient d’abord pour rire. Mais faire de l’humour, qui plus est noir, avec des sujets graves impose d’être irréprochable sur le fond. Je ne fais partie d’aucun groupe de pensée, je ne vote pas et je ne suis pas croyant. Mais pour parler de la guerre, j’ai beaucoup lu, pris des cours avec un professeur de géopolitique, j’ai rencontré des militaires, les différents acteurs du conflit israélo-palestinien. Idem pour celui sur la religion, où j’ai disséqué les trois livres sacrés et rencontré des prêtres, imams et rabbins. Pour le dernier sur la santé, j’ai passé des nuits aux urgences, rencontré des médecins, infirmières, suivi des cours d’économie de la santé… 

Je ne veux pas qu’on puisse me reprocher d’avoir dit un truc faux. On vit dans une société de surinformation, voire parfois de désinformation, où toutes les sources sont accessibles et se mélangent sur Internet. Les gens ne savent plus qui croire, les jeunes en particulier. Ceux qui viennent voir mes spectacles le font donc en effet, aussi, car ils savent que je fais ce travail de recherche avant, que je partage toutes les ressources bibliographiques que j’ai utilisées, que j’interroge la notion de vérité, etc. Mais aussi parce que je traite de tous les sujets, sans me censurer...

Parmi ces sujets, il y a dans votre dernier spectacle celui de la santé mentale, des souffrances psychiques et des addictions…
La crise sanitaire et les confinements ont eu des conséquences dramatiques sur la santé psychique, celle des jeunes en particulier. Et cela ne va pas s’effacer comme ça : on va avoir une vague de gens qui ont des difficultés dans leur tête et il va falloir les aider. La première chose à faire, outre de donner plus de moyens à l’hôpital, est de déstigmatiser les souffrances psychiques et les maladies psychiatriques, qui sont encore taboues dans notre société, en donnant la parole aux malades et anciens malades. C’est ce que j’essaie de faire dans ce spectacle en parlant de mon addiction passée à l’alcool, de ma tentative de suicide, etc. Mettre des mots sur son ressenti, c’est déjà avoir fait une partie du chemin de la guérison. On aura gagné le jour où les gens arriveront à dire avec la même facilité « je suis en dépression » que « j’ai la grippe ».
Quel regard portez-vous sur la jeunesse en 2023 ? Et diriez-vous avec le recul que 20 ans c’est le bel âge ?

Non, je ne pense pas que 20 ans soit forcément le plus bel âge. Et lorsque c’est le cas, on s’en rend compte en général qu’après… Ce qui est sûr, c’est qu’à 20 ans tout est encore possible si tu as un rêve, même un peu risqué. Tu as l’autonomie et la possibilité de bosser pour le financer… Tu peux encore tenter, te planter, réessayer ou passer à autre chose. Ce qui est plus compliqué en vieillissant, avec une famille, etc.

 J’ai beaucoup d’empathie pour la nouvelle génération de jeunes, qui est je crois plus ouverte d’esprit et tolérante que les précédentes. Mais pour laquelle les pandémies, la guerre aux portes de l’Europe et le dérèglement climatique ont enlevé une forme d’insouciance à laquelle nous avions eu droit à leur âge. Mais je suis tout à fait confiant dans la capacité des jeunes à faire valoir dans les années qui viennent leurs idées et leurs envies, à gentiment dégager les têtes blanches qui s’accrochent à un système économique et politique désuet et délétère pour l’humain, les gens les plus faibles et la nature. Mon prochain spectacle sera d’ailleurs sur le thème de l’écologie.