Jérémy Ferrari à Avignon : "un humoriste qui a peur de la censure n’essaie plus et perd confiance"

14/12/2024

Avant de se lancer en 2025 dans la plus grande tournée de l’année dans les Zénith de France, l’artiste est venu échanger avec les 45 élèves de la première promotion de l’École du rire d’Avignon - dont il est le directeur artistique - située au sein de la Scala Provence.

En 2025, 300 000 spectateurs vont aller l’applaudir sur scène, dans un spectacle très attendu, avec ses complices Arnaud Tsamère et Baptiste Lecaplain. Mais il y a quelques jours, c’est dans un tout autre postulat que Jérémy Ferrari était présent à Avignon.

L’humoriste de 39 ans est en effet le directeur artistique de l’École Supérieure des Arts du Rire (ESAR), basée à la Scala Provence. L’artiste aux 15 ans de carrière est venu dans la cité des papes pour observer, au travail, les 45 élèves de la première promotion.

Des élèves de toute la France et même au-delà, qu’il avait lui-même auditionné l’été dernier, et pour lequel il a conçu un programme pédagogique complet. Soit 30 heures de cours par semaine avec six enseignants, autour, par exemple, du mouvement corporel et de la rhétorique.
 

Entretien avec un auteur-producteur-directeur artistique, bientôt réalisateur de cinéma, dont le sens de l’analyse et la vision globale du monde du spectacle vivant forcent, à chaque fois, le respect.

 

Le 8 janvier 2025, ce sera la première représentation, à Toulon, de "La tournée du trio", avec vos complices Arnaud Tsamère et Baptiste Lecaplain. Dans quel état d’esprit êtes-vous à moins d’un mois de l’échéance ?

On est comme trois gamins, ça fait des années qu’on voulait tourner à nouveau ensemble. En ce moment, on est en répétitions quotidiennes, j’ai juste fait une petite pause pour venir à Avignon. On est actuellement sur la relecture et l’apprentissage du texte, qui sera suivi de la mise en situation, parce qu’il y aura beaucoup d’accessoires dans le spectacle…

Six mois de tournée vous attendent dans les plus grandes salles de France, avec combien de billets écoulés au total ?

300 000 billets vendus en six mois c’est monstrueux ! Au départ, on pensait faire une trentaine de dates pour se marrer, on finit avec la plus grosse tournée des Zénith en 2025. En tant qu’humoriste, ces chiffres-là, c’est ce qu’on fait en deux ans généralement.

On est comme des gosses, on a envie d’y aller mais par contre, il faut vraiment que les spectateurs viennent avec beaucoup de second degré. Je pensais que ce serait un spectacle plus léger et à l’arrivée, j’ai dit à Arnaud (Tsamère) et Baptiste (Lecaplain) : "je crois que j’insulte encore plus de monde avec vous deux que sans vous deux !" (rires)

À quoi doivent s’attendre les spectateurs pour cette tournée monumentale ?

Ce sera très absurde, avec par exemple des balles perdues sur des gens qui ne nous ont rien fait, pourtant. On a surtout essayé de faire quelque chose de différent que ce que les gens ont pu voir de nous à la télé. Ce n’est pas un spectacle avec des sketches enchaînés, il y a une vraie histoire, un début, un milieu et une fin. Sans rien dévoiler, on peut dire qu’il y a un vrai évènement qui va nous emmener quelque part. On frôle parfois la science-fiction !

Comment décririez-vous la spécificité de chacun d’entre vous ?

Dans l’écriture, je suis très axé sur le fond, le rythme, le cadre. Baptiste (Lecaplain), lui, est une usine à vannes, je n’ai jamais vu ça. Arnaud, fait le tampon entre nous deux. Entre moi qui dis : "est-ce que ça a du sens ?" et Baptiste, qui dit : "on s’en fout, c’est drôle". Arnaud ajoute des textes, avec son personnage très fort qui revient à chaque fois qu’on joue tous les trois

Il y a 15 ans, en juillet 2009, vous faisiez, à 24 ans, votre premier Festival Off d’Avignon au théâtre de l’Observance, chaque jour devant quelques spectateurs à peine. Quels souvenirs gardez-vous de cette première expérience formatrice ?

Je suis resté très ami avec Aurélia Conti, qui dirigeait ce théâtre, et avec toute sa famille. Des gens formidables, qui m’ont hébergé, et magnifiquement accueilli. J’ai vraiment eu une chance incroyable de les rencontrer, ils restent en permanence dans mon cœur. Ça fait partie des très belles rencontres dans ce métier. À la fin du festival, au vu du faible nombre de spectateurs que j’avais eus dans la salle, Aurélia (Conti) a fait quelque chose d’extraordinaire : elle savait très bien que je lui devais de l’argent. Et elle m’a dit : "je te dois 1 500 euros." Je sais très bien qu’elle a menti, juste pour que je reparte avec quelque chose. Elle savait que si je repartais avec une dette, je ne saurais pas comment payer mon loyer dans les mois qui suivaient.

Vous venez de terminer votre premier long-métrage en tant que réalisateur…

Absolument. Je l’ai coécrit avec Saïd Belktibia ("Roqya") mais je l’ai réalisé seul, on a tourné en partie au Maroc pendant cinq semaines et deux semaines à Paris. En ce moment, on attaque le montage et le film sortira en 2025, mais je ne sais pas encore quand. C’est une comédie d’aventures, un film choral avec trois personnages principaux, Laura Felpin, Éric Judor et moi-même.

Vous êtes présents à Avignon en tant que directeur artistique d’une structure qui a deux mois et demi d’existence, l’École Supérieure des Arts du Rire, emmenée par Geneviève Othoniel…

Je suis très heureux du lancement de l’école (en septembre 2024 Ndlr), je remercie les Biessy (Frédéric et Mélanie Ndlr) d’avoir tenu leurs engagements sur cette nouvelle structure. J’ai pu échanger avec les élèves qui ont démarré cette année, je vois chez eux un enthousiasme, je suis hyperfier. Ils m’ont également dit ce qu’ils estimaient être améliorable, on va en tenir compte. J’ai entendu qu’ils en veulent encore plus, encore plus de challenges, d’implication… La patronne d’un restaurant à Avignon m’a d’ailleurs dit : "je vois les élèves répéter dans la rue !" Je crois que cette école perdurera dans le temps et gagnera ses lettres de noblesse si on a tous la capacité de se remettre en question. C’est génial de planter des graines, dont on va voir les fruits jusqu’à la fin de sa vie. École supérieure du rire, on avait totalement conscience que le titre pouvait être un peu pompeux. Mais c’est en réponse à la facilité avec laquelle certaines personnes considèrent l’humour comme un sous-art. C’est scandaleux. Ça commence aujourd’hui à disparaître, à se dénouer. Mais longtemps il y avait ce truc dans le métier qui tendait à dire que les humoristes ne pouvaient être qu’humoristes, qu’ils ne pouvaient pas être comédiens.

Frédéric Biessy (directeur de la Scala) aime à dire qu’au départ du projet de cette école du rire, vous étiez venus le voir pour lui dire "non"…

Au départ, j’étais vraiment contre l’idée d’ouvrir une école d’humour si c’était pour créer une énième école qui se rajoutait sur le marché. Je ne suis pas quelqu’un d’académique, j’ai arrêté le lycée au bout de deux mois de seconde générale, et après avoir redoublé ma troisième. Les cours Florent (Paris), j’ai arrêté au bout d’un an et quelques mois, parce que je ne m’y sentais pas à ma place. Là, quand je vois ce que font les élèves à Avignon, et avec quels enseignants ils le font, je me dis que c’est exactement ce que j’aurais aimé vivre en tant qu’élève. Ça m’aurait fait gagner du temps sur mon efficacité, sans doute.

Parmi les élèves, il y a des profils variés : certains veulent faire du "one man" (show), d’autres veulent par exemple évoluer dans la comédie d’humour, ou peut-être, devenir auteur, comme Greg Romano, leur prof d’écriture (qui a notamment cosigné des sketches avec Mathieu Madénian Ndlr). Ici, on va leur donner tous les outils pour travailler dans l’humour au sens large.

Quid du poncif : "aujourd’hui on ne peut plus rire de tout !"

Je dis des horreurs depuis 15 ans et récemment encore, sur Canal Plus, dans "Les duos impossibles", on a encore insulté la moitié de la terre sans se soucier de comment on le disait ni en faisant attention à ne pas trop égratigner. On est dans une époque où on peut encore dire des choses.

Ça me fait rire, ceux qui disent : "ah si Coluche était là !" Pas du tout ! À son époque, Coluche a été censuré, et viré de la radio. En réalité, les gens confondent "censure" et "critique". Ce qui change aujourd’hui, c’est que tout le monde a la possibilité de donner son avis (sur les réseaux sociaux Ndlr). Le problème de l’époque ce n’est pas la censure mais l’importance qu’on donne à des gens pas contents, avec des grands journaux qui vont reprendre Twitter ("X" Ndlr). Est-ce qu’on ne peut plus rien dire ? Ou est-ce que quand tu dis quelque chose, tu te fais défoncer ? C’est pas pareil !L’autre problème c’est l’autocensure. Il ne faut pas céder à la pression, accepter par exemple de se faire couper quand on fait des chroniques (à la radio ou à la télé). Quand on vous propose un gros chèque et qu’on vous dit : "est-ce que tu peux m’enlever le début de ta chronique ?" L’humoriste en question gagne 1 200 euros net par chronique et il en fait quatre par semaine. S’il accepte, la prochaine fois, ce sera autre chose qu’on lui demandera de couper.

À la fin, il y aura quelqu’un qui relira tout et qui mettra des coups de stylo partout sur sa chronique. S’il a peur des réactions, il n’essaie plus et il perd confiance en lui… Après mon premier spectacle, j’étais en vacances et j’écrivais chaque matin mon deuxième spectacle "Vends deux pièces à Beyrouth". Un jour, j’ai relu ce que j’avais écrit la veille et j’ai vu que j’avais rayé plein de trucs. Je me suis aperçu que j’étais en train de me censurer. Je commençais à me dire : "c’est pas nécessaire d’aller trop loin sur ce truc". Je me rappelle que je me suis dit : "ça fait quatre ans que ça marche et tu veux déjà aller vers plus de confort". Je me suis détesté.

Dans votre parcours, y a-t-il un enseignant artistique qui vous a marqué ?

Oui, Bruno Nion, qui était mon prof de théâtre à Charleville-Mézières. C’est lui qui m’a formé, m’a donné confiance, m’a fait travailler des textes classiques. C’est avec lui que j’ai tout appris. Je lui dois tout ce que je suis aujourd’hui. C’est Bruno, aussi, qui a convaincu mes parents, alors que j’avais 17 ans, de me laisser partir sans diplôme à Paris.


Propos recueillis par Fabien Bonneux pour La Provence