JÉRÉMY FERRARI, Toujours aussi méchant ?

13/05/2024
© Sébastien Vincent
© Sébastien Vincent

Décryptage

Il a rempli les plus grandes salles de France avec des spectacles qui allaient là où personne n'ose rire. Mais pour son premier rôle au cinéma, Jérémy Ferrari fait peur.

Impressionnant en sale mec qui terrorise Golshifteh Farahani dans ROQYA, l'humoriste nous raconte sa toute première fois sur un plateau. Une rencontre à son image, drôle, sincère et [très] intense.  


ROQYA 

15.05.24 

On démarre mal cette interview si je vous dis que je ne vous attendais pas forcément pour votre premier rôle au cinéma, dans un thriller pas loin du film d'horreur ? Qui plus est dans un vrai rôle de composition...

Jérémy Ferrari : Je suis bien d'accord avec vous ! Personne ne m'attend dans ce registre, pas même moi. Spontanément, un film comme ROQYA n'est pas le genre de films que je vais voir au cinéma... Ce qui est complètement con à dire en promo, mais comme vous voyez, je débute ! En faisant le film et en le voyant surtout, je me suis rendu compte que j'avais pas mal de préjugés vis-à-vis du cinéma d'horreur et que c'était idiot. C'est aujourd’hui un cinéma qui sort des cases. C'est difficile de classer ROQYA. Comme vous dites, c'est un thriller, c'est tendu, en même temps ça joue avec les codes du film d'horreur. Il se passe un truc dans la salle et ça, c'est déjà plus proche de mon univers. J'ai mis du temps à accepter de voir ma gueule à l'écran, c'est très personnel. Mais très vite, je suis rentré dans le film, je vivais cette histoire avec le public. Après, pour répondre à votre question sur le rôle de composition, je suis humoriste oui. Mais en fait, les humoristes sont des comédiens. Nous, on le sait. Ce sont les réalisateurs qui ont tendance à l'oublier. 

Et le public ?

Non, je ne crois pas. En tout cas, je l'espère. Le public qui vient me voir sur scène connaît mon travail. Il sait que je joue un personnage, que parfois c'est moi qui parle, parfois c'est un autre Jérémy. C'est un jeu. Il faut canaliser, maîtriser l'énergie du spectacle. C'est tres technique,  le "seul en scène". Tout l'intérêt, c'est de donner l'illusion qu'il n'y a pas de travail, que c'est juste un type qui te raconte des trucs. Mais le public sait bien que tout ça c'est pas "si naturel". Quand tu joues un spectacle plus de deux cent fois, tu enfiles "le costume" chaque soir pour pouvoir retrouver la spontanéité et le rythme des débuts. Et puis, on est des êtres humains : des soirs, c'est plus simple que d'autres, tu es complètement en phase avec ce que tu racontes. D'autres soirs, tu es ailleurs. Mais ça, le public ne doit pas le voir.

Ce personnage que vous créez sur scène se permet tout. Il a quelque chose de cathartique pour le public...

Oui, c'est une forme de clown. C'est un gars qui parle très fort, qui n'a peur de rien et qui surtout traite tout le monde de la même manière. Je crois que ça le rend attachant pour le public. Les gens comprennent la distance. Dans mes spectacles, je dis des horreurs sur toutes les communautés, les religions, les politiques, ma famille... Je joue un type qui n'a aucune empathie. C'est un costume. Mais peut-être que les réalisateurs n'arrivent pas à dissocier ce clown-là de ce que je suis. Comme si je ne pouvais jouer que sur une seule note. Moi, je me suis toujours considéré comme comédien. 


Tout le monde sait aujourd'hui que j'ai des côtés très sombres. J'en parle sans problème.

Vous avez donc peu de propositions au cinéma ?

C'est tout le paradoxe : on m'a proposé pas mal de rôles, mais toujours les mêmes. Des comédies faciles, des films sans audace, sans originalité. Je me rendais bien compte qu'on venait chercher mon nom, pas du tout ce que je savais faire. J'aurais pu me faire beaucoup d'argent, très facilement... Mais j'ai mis du temps à pouvoir être là où je voulais être. J'ai reussi à avoir une place un peu iconoclaste dans le monde de l'humour. Ce n'était pas pour brader ça dans la première comédie venue. Je n'ai pas besoin du cinéma pour gagner ma vie. Donc si je fais du cinéma, c'est par conviction. Avec l'envie de n'être jamais là où l'on m'attend. Je voulais tellement faire du cinéma que je savais très bien que si je faisais les mauvais choix au départ, on ne me le pardonnerait pas.

Donc on ne vous verra pas dans une comédie au cinéma de sitôt ?

Si, la mienne. J'ai appris au fur et à mesure des années qu'il ne fallait pas attendre qu'on vienne vous chercher pour ce dont vous rêvez. Il faut le faire. Mon film est prêt, il me ressemble, je le tourne à l'automne et là, oui, je vais jouer le premier rôle d'une comédie. Je n'ai pas le droit de donner de détails mais je peux juste vous dire que ce sera une comédie d'aventures qui me ressemble. Ce ne sera pas du tout lisse, croyez-moi. Ce sera méchant et drôle. Je suis content parce que les financiers nous suivent. Ils ont peur, ça les bouscule, mais je sens qu'ils n'ont pas envie de passer à côté. Ça veut donc dire que sur le papier, ça marche !

Justement, cette image de méchant, ce mot "d'humour noir" qui vous colle à la peau, le réalisateur de ROQYA l'utilise de manière très premier degré. Votre personnage dans le film est très dur, inquiétant même... Comment passe-t-on de "jouer les sales types pour de rire" à jouer les vrais sales types ?

Il faut apprendre à se débarrasser de la caricature. Sur scène, la comédie crée une distance. Là, comme vous dites, tout est "premier degré". Tout le monde sait aujourd'hui que j'ai des côtés très sombres. J'en parle sans problème. Justement parce que cet humour noir a pendant longtemps été une façade. Quand j'évoque dans mon dernier spectacle mon alcoolisme grave, mes envies suicidaires, ma dépression, c'est une façon aussi de me connecter avec les gens et d'être honnête. C'était vital pour moi de transformer cette noirceur en comédie. Sur le plateau de ROQYA, je me suis rendu compte que je pouvais utiliser ces douleurs pour être sincère. C'est comme une forme d'énergie qu'il faut canaliser. C'est génial - tu te sens comme un super héros - et en même temps, ça fait flipper. Quand je dois attraper violemment Golshifteh Farahani et la plaquer contre un bureau en la menaçant, je dois chercher une violence qui n'est pas du tout la mienne. Mais pour que ça marche, il faut que j'y croie. Il faut qu'au moment du moteur, je sois vraiment ce sale type. À la minute où on coupe, je me précipite sur elle, inquiet. J'étais terrorisé à l'idée d'avoir pu lui faire vraiment mal.

Cette présence, vous l'avez aussi sur scène. Vous faites des spectacles-monstres qui durent parfois plus de trois heures et ce sont de vraies performances physiques. C'est ça qui vous intéresse en tant que comédien ?

La performance, je ne sais pas. C'est un mot un peu pénible. On a l'impression de montrer ses muscles. J'aime jouer. J'ai envie qu'au cinéma, on me propose des choses impossibles. Pas forcément des performances, mais des rôles qui demandent de bosser. Je suis un bosseur. Je ne sais faire que ça. Au cinéma, ce qui me fascine, ce sont les personnages taiseux. Ceux qui ne font pas grand-chose et qui en quelques gestes, quelques phrases, vous chopent. J'aime le minimalisme : un regard et la caméra vient vous chercher. Arriver à exister sans devoir occuper l'espace, ça demande une maîtrise que je n'ai pas encore. 

© Sébastien Vincent
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On sent que vous êtes beaucoup dans le contrôle et l'analyse. Sur un plateau, c'est facile de vous laisser diriger ?

Je suis un gros traqueur, j'ai donc besoin de maîtriser. Après, je suis un bon élève. Je suis là pour qu'on m'aime. Sur un plateau, je fais tout ce qu'on me dit. Elle est marrante votre question, parce que je pense qu'il y a beaucoup de réalisateurs et producteurs qui se disent que je dois être un sacré casse-couille sur un plateau. J'ai cette réputation de tout guider, de tout réécrire mais je sais aussi me mettre au service du travail des autres. Pour ROQYA, j'ai juste demandé un coach. Je ne voulais pas me louper. Je voulais être sûr d'être prêt. Je suis arrivé avec mon texte devant le coach, en mode : "tu veux que je joue quoi ?". Le mec a ri en me disant : "Ce n'est pas une audition Jérémy, tu as le rôle !". Moi, dans ma tête, je doutais encore. Avec lui, au contraire, j'ai appris à me laisser aller. À travailler avec le film et pas contre moi-même. 

Vous jouez face à Golshifteh Farahani, une actrice très polyvalente. Dans le film, elle est d'une rage et d'une colère impressionnante. Comment réagit-on quand elle vous regarde droit dans les yeux en vous criant : "Va te faire enculer !" ?

Jouer avec elle et non pas face à elle, ça a été le truc le plus dingue de ce tournage. On s'affronte pendant tout le film ; Golshifteh est impressionnante, très impressionnante. Le réalisateur a voulu qu'on tourne d'abord la première scène où j'apparais. Peut-être pour me donner de l'énergie. Je suis en voiture et je dois percuter la sienne. Au talkie, j'entends que le soleil tombe et qu'on ne peut faire que deux prises. Ça crée une grosse pression. Je suis dans la voiture et je me dis "ok, c'est ta première scène au cinéma, tu dois percuter la voiture de Golshifteh Farahani et ensuite, venir la menacer. T'as fait le malin auprès de tout le monde pendant dix ans en disant que tu voulais des vrais rôles au Cinéma, ce n'est pas le moment de se planter". J'ai vraiment eu peur de ne pas avoir le déclic que j'ai quand je monte sur scène et qui me permet de jouer. Juste avant une représentation, je me liquéfie. J'ai envie de me barrer. Mais je pose un pied sur la scène et il se passe quelque chose de chimique dans ma tête et je n'ai plus peur, je suis à 100%. Et si ça ne se passait pas comme ça sur un tournage ? Que je sortais de la voiture et puis rien ? On a lancé le moteur, j'ai percuté la voiture, j'ai ouvert la porte, Golshifteh m'a regardé et j'étais ce personnage. Cette femme a joué avec les plus grands acteurs du monde et jamais, elle ne m'a regardé comme un débutant.  

On sent que tout est très angoissant pour vous. Vous parvenez à prendre du plaisir à jouer ?

Récemment, j'ai lu une interview de Georges Saint-Pierre, une légende du MMA. Il a dit une phrase que j'aime bien : "Je n'aime pas la bagarre, j'aime la victoire ". C'est un peu pareil pour moi. Monter sur scène, ce n'est pas naturel. Jouer non plus. Mais on a tous en nous une machine qui nous permet de nous dépasser. Cette machine, il faut la nourrir, l'entretenir pour qu'elle soit prête le jour J. La difficulté ensuite, c'est de lui donner le relai. Et de laisser l'instinct faire. Si vous avez bossé suffisamment en amont, le reste suivra. Ce métier est un curieux mélange de labeur et de lâcher-prise. Écrire, c'est réécrire : ça, j'en suis persuadé. Et c'est d'ailleurs le problème de beaucoup de comédies françaises : elles n'ont aucune exigence. Parfois, on m'appelle pour donner un coup de pouce sur des scénarios, je suis atterré. On me parle de comédie, il n'y a rien de drôle. 


Monter sur scène, ce n'est pas naturel. Mais on a tous en nous une machine qui nous permet de nous dépasser.

Je vous promets qu'écrire quelque chose de drôle, ça demande énormément de patience, de travail, de réécriture. En France, on est très vite satisfait de soi. Pas moi. Il faut écrire, relire, réécrire, relire ... Laisser reposer. Parfois, c'est bien sur l'instant, vous êtes content... Mais deux heures plus tard, deux mois plus tard, ça ne vous fait plus le même effet, alors il y a un problème. Mais une fois que vous avez fait ce travail-là, vous devez laisser l'instinct faire le reste. Quand je vois Laurent Lafitte jouer Bernard Tapie, je ne vois pas le travail de dingue qu'il a dû fournir en amont : je vois son instinct. 

Vous avez des modèles en tant qu'acteur ?

DiCaprio. De film en film, il a réussi où beaucoup ont échoué. Il trace une ligne claire. Ce qui l'intéresse, ce sont les fous. Les personnages qu'on ne peut pas totalement aimer ni vraiment détester. Il y a quelque chose d'à la fois physique et cérébral chez lui qui bouffe tout l'écran. J'aurai aimé voir DiCaprio jouer le Joker. Il a toute la folie du monde en lui. Je rêverais de rôles comme ça. Après, il faut que je fasse attention à ce que je vous raconte... Je suis un très bon vendeur, je n'ai pas de honte à me vendre, à convaincre. Mais une fois qu'on me dit "oui , je rentre chez moi terrorisé en me disant "pourquoi tu te mets dans une galère pareille ?". Et enfin là, je me mets au travail. 


Propos recueillis par Renan Cros pour le magazine Cinémateaser . Édition mai-juin 2024