Jérémy Ferrari, un humoriste en colère
“Anesthésie générale”, le troisième one-man-show de Jérémy Ferrari dénonce les dérives du système de santé français et fait salles combles. Un succès qui ne monte pas à la tête du jeune homme de 34 ans, fidèle à ses révoltes et à son humour décapant hérité d’un parcours mouvementé.
Parmis les humoristes français, ils sont peu à se targuer d’avoir vendu cent mille billets de leur nouveau spectacle sans en avoir dévoilé le sujet ni même joué le jeu de la promotion. Jérémy Ferrari, porte-drapeau de l’humour noir, est de ceux-là. À peine annoncé, son troisième one-man-show, Anesthésie générale, brûlot contestataire et drôlissime contre les dérives du système de santé hexagonal, dont il vient d’achever six représentations à la Mutualité, à Paris, s’annonce déjà comme l’un des cartons humoristiques de 2020.
Et pourtant, lorsque l’on rencontre l’humoriste de 34 ans, brun au physique de jeune premier et à la carrure de sportif de haut niveau, dans les bureaux de Dark Smile – sa société de production –, l’heure n’est pas à l’effervescence ni à l’arrogance. « La pression est terrible et géniale à la fois. Qu’est-ce que les gens attendent de moi ? Comment ne pas les décevoir ? Il y a quatre ans, j’avais déjà hésité à aborder le thème de la santé, mais à l’époque je buvais encore, je n’étais pas soigné, ni diagnostiqué. C’était trop compliqué. Je n’aurais pas pu mettre de mots dessus. »
“Je suis parti en cure de désintoxication et je m’en suis relevé. Je ne pouvais pas évoquer le sujet de la santé sans mentionner mes propres problèmes.” Jérémy Ferrari
Car Anesthésie générale est avant tout le récit, percutant, courageux et touchant de l’errance médicale et des « maladies invisibles » dont souffre Jérémy Ferrari depuis l’enfance. Une mise à nu, exaltée et cathartique, dans laquelle l’humoriste livre ses démons à la face du monde pour la première fois. De sa dépendance à l’alcool à ses troubles obsessionnels, de son haut potentiel à ses troubles de l’attention. « Je n’ai jamais parlé de moi sur scène, j’ai toujours eu l’impression que ça n’était pas intéressant. Mais j’ai fait une tentative de suicide durant la tournée de mon précédent spectacle, Vends 2 pièces à Beyrouth. Je suis parti en cure de désintoxication et je m’en suis relevé. Je ne pouvais pas évoquer le sujet de la santé sans mentionner mes propres problèmes. Avec quatre ans de recul et désormais sobre, je me sens plus fort. »
Fils unique de deux épiciers, Jérémy Ferrari grandit à Manchester, « quartier populaire de Charleville-Mézières où il n’y a rien à faire ». À la maison, on ne roule pas sur l’or, mais on ne se plaint pas. Gamin solitaire, il débute le théâtre à l’âge de 8 ans, trouvant très vite, grâce à la scène, sa place dans un monde qu’il ne comprend pas. « Petit déjà je voyais bien que je n’avais pas la même insouciance que les autres enfants. Le théâtre est le seul endroit où je me sentais à l’aise. J’y ai des facilités, il y a tout de suite eu quelque chose d’instinctif. »
Grâce à sa mère, qui lui apprend « à rire de tout, même des choses les plus tristes », il découvre les sketchs de Pierre Palmade et Muriel Robin, puis plus tard ceux de Pierre Desproges.
« Je les voyais comme des magiciens, sans comprendre comment ils réussissaient à nous faire voir des gens, des personnages, qui n’étaient pas sur scène. »
L’adolescent en échec scolaire rencontre alors Bruno Nion. Le directeur du Théâtre de Charleville décèle en lui un talent brut et finit par le programmer, à 17 ans à peine, pour un premier one-man-show, qu’il joue devant huit cents personnes. Il abandonne alors le lycée pour le cours Florent, à Paris.
« J’ai un grand respect pour le one-man-show. Au cours Florent, on me répétait sans cesse qu’il s’agissait d’un art mineur. C’est le contraire. »
“Pour lui, faire rire en bousculant relève de la mission.” Mickaël Dion, directeur général de la société de production
Quelques théâtres lui donnent sa chance. Mais les opportunités sont rares. En pleine période du Jamel comedy club (2006-2010), qui impose le stand-up en France, son style, très ancré dans la tradition du one-man-show, et son humour noir, sans concession, empli de colère contre les injustices et les inégalités sociales, ne séduisent pas. « J’ai toqué à toutes les portes. Personne ne voulait de moi. Les sujets que je traitais, la mort, le racisme, la religion, rien ne passait. » Pour autant, Jérémy Ferrari ne fait aucun compromis, comme se le remémore Mickaël Dion, son meilleur ami et directeur général de la société de production de l’humoriste. « Pour lui, faire rire en bousculant relève de la mission. Il n’a jamais cherché à faire des sketchs plus légers. Ça vient de son milieu social, ce terreau l’a mis en colère. Et cette colère n’est jamais partie. »
En 2010, On n’demande qu’à en rire, l’émission humoristique phare de France 2, qu’il intègre à la demande de son animateur, Laurent Ruquier, lui ouvre enfin les portes du succès. Plébiscité par le public, il commence à enchaîner les salles de plus en plus grandes avec son premier spectacle, Hallelujah bordel ! (2011), dans lequel il tacle tous les extrémismes religieux, Bible et Coran à la main. « Cette émission m’a donné confiance. Elle m’a appris à devenir efficace, à comprendre comment fonctionne l’humour, le rythme, la phonétique et surtout que je dois la sincérité maximum au public. Ça influera sur tous mes futurs choix de carrière. Je m’impose une éthique et je le dis. »
Son deuxième spectacle, Vends 2 pièces à Beyrouth (2016), pousse le curseur encore plus loin. Jérémy Ferrari affine son style, le rire quasi documentaire, en prise totale avec le réel. Après les religions, il se focalise sur la montée du terrorisme et la guerre. Pour cela il s’inscrit en géopolitique à la Sorbonne et manque de peu de partir en zone de conflit. Pour être « irréprochable » selon ses propres mots : « Je ne pouvais pas écrire un spectacle sur la guerre sans avoir entendu le bruit des balles. » Au risque de passer pour un « monomaniaque », selon son ami humoriste Guillaume Bats : « Il est impressionnant d’abnégation. Il a besoin d’être imprégné de ce qu’il raconte, et surtout il ne veut pas qu’on puisse le prendre à revers sur un sujet. »
Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan le contraignent à annuler sa promotion. Deux semaines avant la première représentation à Paris, son altercation avec Manuel Valls sur le plateau d’On n’est pas couché galvanise les spectateurs et fait accourir la presse. Il y interpellait l’ex-Premier ministre sur la présence d’Ali Bongo – le président controversé du Gabon – à la marche du 11 janvier 2015 et sur la loi sur la déchéance nationale.
Certains y ont vu un buzz calculé, lui s’en défend : « Ma colère n’était pas préméditée. Laurent Ruquier avait aimé le spectacle, mais à cause des attentats ma tournée partait dans le mur, on ne vendait plus un billet. Je n’avais qu’une chose à faire, m’asseoir dans ce fauteuil, prendre les compliments et partir. Mais lorsque j’entends parler Manuel Valls, manipuler les gens, mentir, ça me rend complètement dingue. Si je n’avais rien dit, je n’aurais pas pu me regarder dans un miroir. » Mais, en coulisses, l’humoriste sombre toujours plus dans l’alcool et la dépression, jusqu’à ce soir de fin de tournée, à Aix-en-Provence, où il manque de se jeter dans le vide. Un déclic.
Aujourd’hui Jérémy Ferrari a fait de sa « folie » une force, et avec Anesthésie générale il règle définitivement ses comptes avec ses troubles. « Je me fiche qu’on me traite de démago. Je ne m’arrange jamais avec la vérité. On peut dire que je suis vulgaire, que mon propos est violent, mais je suis dans la réalité de ce que subissent les gens au quotidien. C’est le plus important pour moi. » Apaisé mais toujours en colère, l’humoriste est en pleine possession de son art, celui de rire. Plus que jamais, de rire du pire.