L’humour bipolaire de Jérémy Ferrari.

06/04/2016

Le comique Jérémy Ferrari, protégé de Laurent Ruquier, fustige dans son nouveau spectacle les politiques tartuffes, Daech et l’état d’urgence


Joker est un jack russell blanc au poil rêche dont les petites canines n’arrivent pas à venir à bout du quignon lancé par son maître. Ce dernier, l’humoriste Jérémy Ferrari, yeux rivés sur son portable derrière ses Ray-Ban, est assis en terrasse d’un café dans le nord de Paris. Légèrement en retard, on remarque le pied qui tape le sol, la cigarette qui se consume. Excuses, poignée de main. Résignation neutre, sans hostilité, le fruit probable de la répétition. «Je finis ma clope et on y va», lâche Ferrari.

«Vends 2 pièces à Beyrouth»

Auparavant on était allé voir son dernier spectacle, «Vends 2 pièces à Beyrouth». Devant le Trianon, une longue file de jeunes gens attendait d’être palpés à l’entrée, corvée post-attentats déjà acceptée par tous. En tee-shirt noir, biceps gonflés et cheveux gominés, Ferrari a livré un show bipolaire, entre sketchs réussis d’une infinie noirceur (les Kouachi à la station-service) et tunnels pédago-poujadistes. On a ri fort et jaune quand il a préparé la salle à une attaque terroriste en espérant que son public serait plus au point que celui du Bataclan. Idem quand il a dézingué l’inanité du plan vigipirate d’une armée sur les rotules. On était moins convaincu par son compendium tout schuss du bordel ambiant au Moyen-Orient, de la naissance de Mahomet à la création de l’Etat d’Israël. On a baillé quand, indigné, il a semblé découvrir que Dassault vendait des armes et que nombre d’ONG étaient plus expertes en marketing qu’en sauvetage de vies humaines. 

Après un final grandiloquent, aussi trempé de sueur qu’un Valls à La Rochelle, il est venu dire au public à quel point il était heureux que les sièges soient remplis. Un grand classique: la grande gueule nihiliste qui insulte l’auditoire est un comédien fragile assoiffé de reconnaissance.

Il découvre par hasard Pierre Desproges

Fils unique et solitaire, il a grandi entre les rayons du magasin d’alimentation familial, dans un quartier populaire de Charleville-Mézières. «C’était le centre de nos vies, mes parents ne faisaient que travailler», dit-il en resserrant ses bracelets de force, attablé devant un thé au miel. Les années collège sont «une lutte perpétuelle contre le sommeil. Je n’étais pas bien intégré, mais pas rejeté non plus. Je ne me sentais à ma place que pendant les cours de théâtre là où j’étais un peu plus rapide que les autres.».

A la maison, il «se nourrit» des VHS d’humoristes de sa mère, fan de Pierre Palmade. Découvre par hasard Pierre Desproges et le malaise dans le rire. Le one-man-show devient une évidence. Encore mineur, il zappe la seconde et part tenter sa chance à Paris. Petits boulots (groom, coach sportif, déménageur, télévendeur, serveur) et salles vides. Il s’accroche.

Ruquier, l’ami, le patron

Ruquier – «ami, patron et conseiller» – lui ouvre les portes de la télé en 2010. Depuis, on l’a entendu aux Grosses Têtes, vu chez Hanouna ou en couverture de Technikart. Il dit être sélectif, même si c’est «difficile de rester intègre. Surtout quand on a été pauvre». Le jiu-jitsu a asséché sa silhouette pataude qui lui donnait des airs de Michaël Youn à cheveux longs. Aujourd’hui «riche» (blague récurrente du one-man-show) et à la tête de deux boîtes de production, il refuse de parler chiffres: «Ça ne se dit même pas entre amis.» Il a acheté une maison à ses parents dans le Sud quand leur commerce a coulé. Lui vit seul dans un grand appartement.

Sur le qui-vive, il s’inquiète du risque de distorsion de ses propos, entre deux gueulantes contre son chien dissipé. Sa prudence contraste avec ses outrances scéniques, qui n’en paraissent que plus calibrées. Il n’a jamais été un lecteur de Charlie Hebdo, mais il voit dans l’athéisme «une certaine forme de courage. Ça veut dire qu’on abandonne l’idée de vie après la mort, qu’on a conscience de la vanité de l’existence».

" Quand j’ai acheté les livres saints, j’espérais être convaincu car j’étais assez déprimé à l’époque. Heureusement, ça m’a fait rire et j’ai pu en faire quelque chose. "

Son premier spectacle le voyait «tester» les monothéismes, Bible et Coran stabilotés en main. «Quand j’ai acheté les livres saints, j’espérais être convaincu car j’étais assez déprimé à l’époque. Heureusement, ça m’a fait rire et j’ai pu en faire quelque chose.» Il y pointait les contradictions des dogmes, mais épargnait la foi. «Je voulais que les gens prennent du recul par rapport aux textes religieux. Je pense que dès qu’on est trop sûr, on devient dangereux. Les guerres de religion partent de là, quand les uns commencent à dire qu’ils savent, et que les autres ne savent pas.»

On peine à comprendre son message

Sur scène, il «emmerde les pro-démocrates qui disent que voter est un devoir», car il refuse de choisir entre «un crétin à l’ouest, un mégalo corrompu par les plus grandes pourritures de la planète et la fille d’un tortionnaire de la guerre d’Algérie». Face à nous, «apolitique» et «opposé aux extrêmes», il estime que «les politiques ne sont pas les seuls décisionnaires. Les industriels les dirigent». «Il ne fait pas semblant, il est révolté», assure Mickaël Dion, son bras droit. Ferrari titube entre lucidité et naïveté, comique populaire et populiste. On peine à saisir le message. «C’est: ouvrons les yeux pour comprendre pourquoi on se fait tirer dessus. La cause première, c’est le fanatisme religieux. Mais il n’y a jamais une seule raison», résume Ferrari.

" Je lui ai fait des listes de lecture et donné de la matière brute. C’est un garçon intelligent, un hyperactif à fleur de peau. "

Au Salon du livre, il a sympathisé avec Jean-Antoine Duprat, professeur à la Sorbonne, venu vendre un livre sur la géopolitique et James Bond. «Je lui ai fait des listes de lecture et donné de la matière brute, précise l’universitaire. C’est un garçon intelligent, un hyperactif à fleur de peau.» Pas fan de l’humour «faussement engagé» des chroniqueurs de France Inter, moins droitier que Gaspard Proust, très loin des délires antisémites et complotistes d’un Dieudonné qu’il a le mérite de se payer frontalement, Ferrari dit emmerder tout le monde. Force est de constater qu’il ne fâche quasiment personne. Lui reste le mérite d’essayer de comprendre notre monde malade, ou, à défaut, d’en rire.

Par Guillaume Gendron pour Letemps