« Les humoristes, c’est comme la presse, ça doit être des amis du peuple ! »

08/01/2022
« Là où j’ai grandi, dans les Ardennes, j’ai vu des gens écrasés par la vie. C’est ça qui m’a mis très en colère, je crois. » Jérémy Ferrari. © Laura Gilli
« Là où j’ai grandi, dans les Ardennes, j’ai vu des gens écrasés par la vie. C’est ça qui m’a mis très en colère, je crois. » Jérémy Ferrari. © Laura Gilli

Le comédien Jérémy Ferrari a repris sa tournée avec « Anesthésie générale », son spectacle, modifié pour intégrer la crise sanitaire, sur notre système de santé et les attaques qu’il subit. S’il n’épargne personne, il réserve la plupart de ses coups aux puissants. 


Jérémy Ferrari est-il si méchant ? Après avoir critiqué les religions (« Hallelujah bordel ! »), décortiqué les causes du terrorisme (« Vends deux-pièces à Beyrouth »), il s’attaque aux défaillances du système de santé français. Mais après seulement 30 dates, la première version de son spectacle, « Anesthésie générale », la pandémie de Covid impose la fermeture des salles. Un complot pour faire taire cet humoriste qui se revendique provocateur, mais qui, soucieux de faire rimer rire et intelligence, a mené une sérieuse enquête (dont les sources, comme pour chacun de ses spectacle, sont en ligne sur son site internet) pour étayer ses propos sur la casse du service public de la santé ou les profits des laboratoires. Il fait ainsi un ­parallèle édifiant entre l’ascension du petit pharmacien Servier, de l’officine parentale de l’Indre à la grand-croix de la Légion d’honneur remise par Nicolas Sarkozy, et le démantèlement de la Sécurité sociale. Un coup de gueule sur le vice récompensé et la vertu outragée. Le propos est parfois grave, quand il parle de dépression, de troubles mentaux, de sa propre expérience. Mais, même quand il laisse ­s’exprimer sa folie, sous les traits d’un directeur d’hôpital en plein burn-out, il brosse un portrait peu flatteur de notre bien commun hospitalier. Derrière l’amuseur public se cache un observateur politique réfléchi.

Après la religion, le terrorisme, vous vous intéressez à la santé. C’est seulement votre troisième one-man-show en dix ans… 

 Il se passe toujours un an et demi entre deux spectacles. Entre « Hallelujah bordel » et « Vends deux-pièces à Beyrouth », j’ai fait des recherches, repris les cours d’histoire… je voulais savoir de quoi je parlais. Quand j’ai fait « Vends deux-pièces… », j’hésitais déjà entre le terrorisme et la santé. J’avais ce thème en tête, je voyais déjà que ça partait en sucette, entre les infirmières sous-payées, le manque de lits, de personnel… Mais j’avais l’impression que ça bougeait plus vite sur le terrorisme, qu’il y avait des tensions géopolitiques qui rendaient le traitement plus urgent. 

Comment avez-vous abordé la santé ?

De la même manière que mes autres spectacles : j’ai pris mon agenda, appelé les médecins que je connais, je suis allé voir des chercheurs. Tous m’ont dit oui, ils ont compris que c’était pour défendre leur point de vue. Je voulais voir par moi-même, parce que les informations ne révèlent pas toujours la réalité. J’ai passé quelques nuits aux urgences, « normales » et psychiatriques, j’ai rencontré beaucoup d’infirmières pour comprendre leurs revendications. Des ­médecins de province, des personnels d’hôpitaux publics, de cliniques privées…

Tout ça a dû remuer des souvenirs de votre propre expérience…

Effectivement, à la moitié de « Vends deux-pièces à Beyrouth », j’ai vécu une cure de désintoxication. Je savais que ça pouvait aider des gens de partager : cette cure m’a permis d’arrêter de boire, de faire en sorte que la vie soit suffisamment acceptable pour ne pas avoir envie de me flinguer. Ça a tellement chamboulé ma vie que ce n’était plus possible de me présenter devant les gens sans leur dire que ça fait aussi partie de moi.

Le témoignage de première main est plus efficace qu’un discours aseptisé ? 

En discutant avec des spécialistes, j’ai appris l’existence de « l’effet Papageno » (du nom d’un personnage de « La Flûte enchantée » de Mozart, qui élabore un plan pour se suicider – NDLR) : quand des ­célébrités qui ont fait des tentatives de suicide, sombré dans l’alcool, etc., ­racontent comment elles s’en sont sorties, ça a des conséquences palpables. Je me suis dit que, même si ça n’aidait qu’une personne par spectacle, ça valait le coup.

Vous le disiez tout à l’heure, vous travaillez vos spectacles comme des enquêtes. Vous avez subi des menaces ?

Heureusement jamais mises à exécution. Dans mon premier spectacle, « Hallelujah bordel ! », je parlais de la Bible, du Coran et de la Torah : des gars m’attendaient devant le théâtre, voulaient me casser la gueule… mais c’était vraiment infime par rapport aux 200 000 spectateurs qui l’ont vu. Il y a quand même une majorité de gens qui comprennent ce qu’est la liberté d’expression. Avec « Vends deux-pièces à Beyrouth », ça s’est un peu corsé. J’ai été suivi dans la rue, j’ai vu des bagnoles planquer devant chez moi, j’ai reçu une balle par courrier… C’était plus flippant.



C’EST SIMPLE. LE SYSTÈME DE SANTÉ A ÉTÉ CONSTRUIT PAR LES HOMMES POUR LES HOMMES, MAIS IL SERT DE MOINS EN MOINS À LA MAJORITÉ. À FORCE DE FAIRE CROIRE QUE TOUT EST COMPLIQUÉ, ON EN OUBLIE LES FONDAMENTAUX.

Et sur ce spectacle ?

Non, parce que tout le monde prend. J’essaie de rester objectif, de ne pas donner mon avis personnel, en particulier sur le Covid et le vaccin, même si je suis moi-même vacciné. Je reçois cinquante messages par jour : « Jérémy, est-ce que je dois faire vacciner mon fils ? » Je n’en sais rien ! Les gens ne savent plus à qui faire confiance. Tout le monde est touché et personne n’a de vérité absolue. Mais la prudence n’empêche pas d’attaquer ce dont on est sûr : le gouvernement, qui a infantilisé les Français, menti, fait preuve d’arrogance…

Même les homéopathes ne sont pas venus vous attaquer à coups de granules ?

Pas pour l’instant. Quand je suis tombé sur l’ONG « Homéopathes sans frontières », ça m’a vraiment énervé : ils font croire à des gens qui sont traités pour le paludisme que leur machin va les aider à mieux le tolérer. Et ils le leur vendent dans les ­hôpitaux en plus ! En vérité, je m’en fous, de l’homéopathie. Tant que ça ne fait pas de mal à ceux qui en prennent.

Sauf que ça en fait : vous affirmez que « les remboursements de l’homéopathie en 2019 équivalent à 2 000 postes d’infirmières »…

On peut me dire que c’est démago de citer ce chiffre, mais en dénonçant la démagogie en permanence, on tue une certaine vérité. Dans une société où tout le monde irait bien, où les hôpitaux seraient correctement financés, les infirmières bien payées, les médecins assez nombreux, rembourser l’homéopathie ne serait pas grave.

Mais ce n’est pas le cas, vous le dites assez crûment.

Quand je dis : « Retournez bosser dans vos hôpitaux pourris avec vos salaires de Mexicains » ? Quand j’ai écrit le spectacle, le pouvoir d’achat des infirmières mexicaines était supérieur à celui des infirmières françaises.

On sent dans vos propos un fort attachement au système de santé, tel qu’il devrait fonctionner. Vous déplorez qu’il ne soit pas mieux loti ?

Il a été construit par les hommes pour les hommes, mais il sert de moins en moins à la majorité. Ça, c’est simple à comprendre. À force de faire croire que tout est compliqué, on en oublie les fondamentaux.

Vous parlez de bien commun, là ? Vous consacrez un passage important sur scène à la Sécurité sociale.

Oui, je fais le parallèle entre la carrière de Jacques Servier (le fondateur du laboratoire pharmaceutique du même nom – NDLR) et le saccage de la Sécurité sociale. D’un côté, on récompense quelqu’un qui a profité du système, et en a fait profiter ses actionnaires, de l’autre, on détricote le système qui protège tout le monde.



LA PRESSE A ÉTÉ RATTRAPÉE PAR LE SYSTÈME CAPITALISTE. IL FAUT ÊTRE CELUI QUI VEND LE PLUS VITE. ON NE DEVRAIT PAS AVOIR LE DROIT DE HARCELER LES GENS AVEC DES INFORMATIONS NON VÉRIFIÉES.

Vous ne citez pas le nom de son créateur, Ambroise Croizat. Vous savez que nous avons lancé une pétition pour qu’il entre au Panthéon ?

Et vous avez raison ! Ce serait logique.

Votre spectacle n’est pas partisan, mais il est très politique. On parle beaucoup du gouvernement actuel. Il n’est pas le seul responsable de la situation…

Non, mais c’est exactement comme dans la lutte pour le climat : à force de ne fâcher personne, on va droit dans le mur. On va encore me dire que c’est démago, mais le système capitaliste est comme ça, le politique est tenu par les puissances économiques. Moi je ne suis ni de gauche ni de droite, parce que je ne me suis jamais retrouvé dans un discours.

Mais la critique du capitalisme vous place quand même quelque part sur l’échiquier politique.

La plupart des gens doivent se dire : « Il est de gauche », en entendant les idées et les valeurs humaines que je défends dans mes spectacles, mais je n’ai jamais soutenu un parti ou un candidat, et je ne le ferai jamais. Je ne veux pas me servir de mon crédit pour influencer quiconque. D’ailleurs, je ne vote pas. À chaque fois le schéma proposé ne me va pas : soit aucun des candidats ne me plaît, soit il faut en éliminer un…

On sent une vraie colère quand vous parlez de politique, d’économie, de la société.

Je suis un vrai enfant du peuple. J’ai grandi à Charleville-Mézières, dans le quartier de Manchester. Mon père était plombier, puis mes parents ont ouvert un petit magasin, fermé après l’arrivée du Lidl en face… J’ai vu des gens qui s’en sortent, des gens qui vont très mal, d’autres qui profitent… et des gens écrasés par la vie. C’est ça qui m’a mis très en colère, je crois : je n’aime pas voir les gens souffrir. Quand la « France d’en haut » s’est moquée des gilets jaunes parce que le mouvement a démarré à cause de la hausse du gazole, j’étais fou ! Il faut vraiment être un crétin pour ne pas comprendre comment ça pèse sur le quotidien des gens. Quand mes parents ont perdu le magasin et déménagé dans le Sud, mon père s’est reconverti dans la sécurité mais, dans le coin, il faut prendre la voiture : il a dû refuser neuf postes sur dix, ça lui coûtait de l’argent d’aller travailler. Entendre des journalistes ou des politiques se moquer de ça, ça rend dingue ! En fait, l’élitisme intellectuel et culturel m’agace profondément. C’est pour cela que j’essaye de vulgariser au maximum l’information, pour dire aux gens : « Vous n’êtes pas stupides ! »



L’ÉLITISME INTELLECTUEL ET CULTUREL M’AGACE PROFONDÉMENT. C’EST POUR CELA QUE J’ESSAYE DE VULGARISER AU MAXIMUM L’INFORMATION, POUR DIRE AUX GENS : “VOUS N’ÊTES PAS STUPIDES !”

Vous ouvrez votre spectacle sur des extraits de journaux télévisés et radio, vous le clôturez sur une adresse véhémente à la presse. Ça témoigne d’un dégoût, mais de quoi d’autre ?

Je suis triste. Pour moi la presse, ça doit être comme les humoristes, des amis du peuple. Le rôle des journalistes, c’est de montrer la réalité. Et la presse doit être libre pour le faire, avec une conscience de l’impact qu’elle a. Un exemple : vers la fin du confinement, l’entrepreneur que je suis ne sait pas comment il va continuer son activité. Et la première info que je vois sur mon téléphone le matin c’est : « Le vaccin est inefficace contre le nouveau variant qui se propage en Europe » : j’ai envie de pleurer. Mais en vérifiant, ce « push » parle d’un truc qui concerne 0,1 % des gens, ça a été trouvé il y a quatre mois et l’OMS l’a mis dans la colonne « à vérifier »…

Ce qui tue l’information, c’est l’immédiateté ?

La presse a été rattrapée par le système ­capitaliste. Il faut être celui qui sort le plus vite, qui vend le plus vite. Je pense qu’on ne devrait pas avoir le droit, en tant qu’intervenant, en tant que journaliste surtout, de harceler les gens avec des informations non vérifiées. Quand on sait que les gens ne lisent pas les articles et s’arrêtent au titre… La recherche du buzz, c’est terrible.

Quand on est un personnage public, on y est forcément confronté.

J’ai eu droit plein de fois à l’invitation sur un plateau de télévision où on invite un mec que je déteste juste pour me demander ce que je pense de lui. Ou alors on me demande de rester entre un gars qui déteste les musulmans et un imam.

On parlait d’engagement. Comment se traduit le vôtre ?

Dans le prix de mes places de spectacle, déjà (entre 39 et 55 euros selon les salles et la catégorie – NDLR). J’applique cette politique depuis longtemps, parce que je pense à mes parents qui ne pourraient pas se payer des places à 80 balles. Je gagne moins (rassurez-vous, je gagne très bien ma vie) mais je paie bien les techniciens, mes collaborateurs. À côté de ça, quand on me contacte pour faire une pub pour Mercedes, en Nouvelle-Calédonie, et palper 180 000 euros en deux jours, je dis non : je ne peux pas me prétendre anticapitaliste, antisystème et fonctionner comme ça.

Il n’y a vraiment rien qui trouve grâce à vos yeux ?

Ça fait dix ans que je ne traite que les côtés les plus horribles de l’être humain, que je fouille dans les têtes, dans la presse pour y confondre la misogynie, le racisme, l’exclusion… Je pourrais être très pessimiste mais je pense que les choses s’améliorent. Le problème, c’est qu’on ne s’en aperçoit pas toujours, parce que, quand il y a une avancée, une ouverture d’esprit, ceux qui ne la partagent pas, les rageux, les racistes et autres, crient plus fort que tous, et qu’on leur donne la parole !

Il y a un problème de perception ?

Le système capitaliste est en surenchère permanente. Et les médias l’aident. Par exemple, il y a 2 % de la population qui se comportent très mal. Soit. Mais cette minorité fait vendre (du papier, de la publicité) parce que les 98 % restant s’étonnent de ce comportement et du coup s’y intéressent. On a l’impression que, comme 98 % s’y intéressent, ils s’identifient. Je pense qu’il faudrait pratiquer exactement l’inverse, montrer les 98 % qui se comportent bien. 


«Il fallait bien s’occuper » quand la tournée d’« Anesthésie générale » a été interrompue par la pandémie. Alors Mickaël Dion, l’associé de Jérémy Ferrari, passionné de jeux de société, a créé « État ­d’urgence ». « Je pensais qu’il allait nous sortir une bataille améliorée, mais il est arrivé avec un système élaboré », se souvient Jérémy.

Le joueur incarne une des cinq « entités » proposées, le gouvernement, le conseil scientifique, les laboratoires, les médias ou les complotistes, et tente d’obtenir (ou d’imposer) sa vérité tout en gardant la confiance du public. Chaque joueur démarre avec 20 points de confiance, les mêmes cartes de base, et construit son jeu en achetant des cartes événements (­vaccin russe, variants, subventions…) sur le « grand marché ». Il lui faudra attaquer ses adversaires pour les discréditer en essayant de préserver son propre crédit. Un jeu de stratégie, avec un peu de hasard. 

 

Il existe même une extension, dont la création a été dictée par l’actualité : « On a mis en route la fabrication et paf ! Macron ­annonce le passe sanitaire », explique ­Jérémy Ferrari. Mickaël Dion a alors induit une nouvelle mécanique de jeu. Cartes de rendez-vous pour le vaccin ou de vérification des passes sanitaires ­imposent des handicaps : le joueur doit porter un masque, payer un test PCR pour participer… 

Pour leur donner une « patte Ferrari », les cartes sont illustrées de dessins humoristiques, avec souvent une citation – hélas bien réelle ! Comme pour les livres, il s’agissait de « ne pas oublier tout ça, plaide Jérémy. Dans un monde où une info chasse l’autre, c’est important de laisser une trace. »  


Propos recueillis par Grégory Marin pour L'humanité