Voyage à travers l’humour de Dieu en Ferrari

10/02/2016

On aurait bien tort de réduire le désormais phénomène Jérémy Ferrari au rôle de perturbateur médiatique. Deux années ont été nécessaires pour mettre au point son dernier spectacle, expression la plus aboutie d’un humour vif, saillant et corrosif.


« La vérité seule résonne et le silence suit. » Sous le ciel de plomb qui ronge le quartier parisien des Batignolles ce matin de février, la formule de Jérémy Ferrari fracture le silence. Elle soulève un coin de lumière tandis que Joker – le chien – crapahute entre les tables de la terrasse déserte. Trentenaire pressé mais disponible, l’humoriste absorbe son petit déjeuner, abrité fugacement derrière des lunettes noires.

Impertinent, insolent, volcanique… l’humour de Ferrari est une onde qui se propage dans plusieurs directions. Il résonne au sens propre comme au figuré. Son dernier spectacle, Vends deux-pièces à Beyrouth, s’ouvre sur un exercice périlleux de catharsis collective, gonflé par des micro-sons. Les murs tremblent et le sol vacillerait presque sous le bruit sourd des explosions qui hantèrent le Bataclan en novembre dernier. Le railleur accueille son public avec un tonitruant « Bonsoir, en cas d’attaque terroriste… » rattrapé par des conseils pour « mourir avec classe ». Le ton est donné. « Le rire, c’est d’abord la surprise. Je crois en un rire libérateur qui se confond avec l’idée qu’on emmerde les terroristes », commente le comique.

On croise un Dieu désemparé qui devise avec Satan sur msn

Son rire désamorce les passions autant qu’il refuse la muselière. Il scrute les mœurs façon Comédie humaine, grince et fait grimacer les puissants et les fous de Dieu, tristes sires qui se moulent dans leurs mensonges tels des fossiles. Des thèmes minuscules deviennent des fables hilarantes, à l’instar de l’agression du pompiste par les frères Kouachi rétorquant aux policiers hébétés au bout du fil : « Je ne peux pas les retenir, ils ont des Kalachnikov, j’ai des Mentos ! » La France de Zemmour figée dans le formol, les folies du bernard-henri-lévisme, la reine d’Angleterre qui « sent la pierre », les patrouilles à rollers, la politique d’« extrême droite » du gouvernement Netanyahou, sa propre mère… personne n’est épargné dans ce perpétuel brûlot.


La religion est toujours là, même en surimpression. Dans Mes sept péchés capitaux puis Hallelujah bordel !, elle constituait déjà la trame de ses récits décapants. On y croise un prêtre aussi pédophile que décomplexé, un Dieu désemparé qui devise avec Satan sur MSN au moment de juger l’abbé Pierre, archange Gabriel en bandoulière… quand il ne se promène pas sur scène avec la Bible ou le Coran. Rien n’est laissé cependant au hasard : « En bon cancre qui veut se racheter, je me suis plongé dans les textes sacrés fondateurs puis j’ai attaqué saint Augustin, Nietzsche et même saint Anselme. » Sa méthode ?  « Je note des passages violents, absurdes ou incohérents que je soumets à diverses autorités, explique l’artiste. Chaque texte a sa part d’ombre, de violence et de beauté. » Ce fils de modestes commerçants de proximité, ancien élève solitaire et angoissé, rompt avec l’école en seconde, « en commun accord avec l’éducation nationale ». Le patient travail qu’exigent ses recherches représente ainsi une double opportunité : celle de renouer avec l’étude et celle de lutter contre la désinformation. Pour insuffler à ses sketches, truffés de références géopolitiques, de l’épaisseur et du relief, il a couru les conférences, rencontré des généraux, des soldats, des reporters de guerre, des ambassadeurs… Les échanges avec l’universitaire Jean-Antoine Duprat furent, eux, assidus.


Si le succès est un point d’arrivée, il ne doit pas évacuer la sinuosité du parcours. « J’ai su que j’aurais du mal à m’intégrer le jour où mes camarades de classe ont lancé un concours de bites », s’esclaffe-t-il. Avant d’évoquer la période charnière des cours particuliers au théâtre de Charleville-Mézières dirigé par le non moins décisif Bruno Nion : « Dès 16 ans, l’humour noir me collait à la peau. La mort figurait déjà dans mon premier one-man-show. » Des cours Florent, qui l’arrachent à ses Ardennes natales et auxquels il accède grâce à une dérogation exceptionnelle à 17 ans, il conserve un souvenir plus mitigé. « J’ai adoré la première année avec mon professeur Sébastien Libessart. La seconde fut terrible : l’enseignant aigri assénait et commentait des dictions neuf heures par semaine. Ça nous coûtait cher et l’idée que l’humour était un sous-art régnait. » S’ensuit une âpre traversée du désert. Auditions ratées et rêves taclés. Tandis qu’il se rode sur les planches parisiennes et toise la solitude des salles vides, les métiers valsent : groom, vendeur, serveur, voiturier, déménageur, agent de sécurité, coach sportif… Dans un mélange indécidable de chance et de ténacité, il voit ses efforts récompensés lorsque Laurent Ruquier l’invite à rejoindre l’aventure d’On n’demande qu’à en rire (France 2). C’est sous le regard de l’animateur vedette que l’agitateur Ferrari mit récemment la rhétorique de Manuel Valls en échec sur le plateau d’On n’est pas couché, incident diplomatique à la clé.


De Palmade, Coluche et Desproges, il loue leur humanité « ancrée dans le peuple ». Ce peuple inquiet mais « moins raciste et divisé » qu’on le peint, il le rencontre en tournée, dans les maisons d’arrêt et les salles de classe. D’Arthur Rimbaud, incarné dans Deux chaises vides sous l’égide de Bertrand Mathieu, il partage les origines géographiques et la « révolte désespérée ». Dans son deux-pièces avec vue sur la tragédie, Jérémy Ferrari tutoie un par-delà du deuil et de la terreur. Il réalise l’expiation impensable mais possible d’un malheur encore brûlant. Entre plusieurs travestissements, il est désopilant dans l’habit d’un recruteur désappointé de la « start-up » Daech. En quittant la salle bondée et revigorée du Trianon, on se dit que si Dieu vomit les tièdes, Jérémy Ferrari pourra négocier son ticket la veille du jugement dernier.